Eyjardalsà

Je regarde à travers la vitre de la voiture.

Le ciel est blanc. Chargé d’infinis nuages bien décidés à ne pas se laisser percer par un rayon de soleil. Cette mer cotonneuse, au-dessus de nos têtes, nous éclabousse de ses milliards de flocons qui filent à l’horizontale, poussés par un vent tenace, vers on ne sait quel point de chute.

L’air est blanc. Comme une enveloppe épaisse, la brume s’accorde avec les nuages pour nous cacher l’horizon. Le sommet des montagnes environnantes reste le fruit de l’imagination et la route se dessine quelques mètres devant nous.

Le sol est blanc. Nous sortons de voiture et faisons nos premiers pas sur une épaisse couche de poudre glacée qui recouvre presque des clôtures pourtant rehaussées. Cette journée de stop depuis Reykjavik nous a conduits dans un autre univers : celui d’Anna, de sa famille et de sa ferme, au nord de l’Islande.

Eyjardaslá est une petite ferme isolée entre Akureyri et le lac Mývatn, au nord de l’Islande. Environ 150 moutons et 7 chevaux y sont élevés par Baldur, le père d’Anna. À 74 ans, l’homme ne peut plus tout prendre en charge et sa fille, qui aimerait reprendre la ferme, l’aide du mieux qu’elle peut. Mais elle court après le temps, jonglant entre ses cours et son travail, dans cet endroit où tout est loin. Une aide extérieure est bienvenue : c’est la raison pour laquelle nous sommes accueillis à bras ouverts.

Autour du diner, Anna nous explique qu’elle ne reste pas ce soir ; elle reprend la route pour Akureyri, à 45 minutes d’ici, pour y suivre ses cours le lendemain matin. Elle repassera déjeuner à la ferme à midi avant de filer à l’écurie où elle travaille jusqu’au soir, puis reviendra pour la veillée avant de repartir à Akureyri. C’est ainsi que s’organise son emploi du temps. Elle nous laisse donc avec Baldur, qui ne parle pas anglais.

Au matin, nous nous préparons pour aller nourrir les moutons qui restent à l’étable l’hiver. Les 150 animaux sont répartis dans deux bâtiments, et nous suivons Baldur, claudiquant sur la glace en attendant une greffe de hanche, vers le premier. Il sait se faire comprendre : un signe vers le balai et nous nettoyons les mangeoires, puis trois doses de granulés pour les brebis pleines. Ensuite le foin, beaucoup de foin, pour satisfaire les bêtes. Les opérations se répètent dans le même ordre dans le second hangar, selon un rituel bien établi. Nous déjeunons ensemble ce midi, comme tous ceux qui suivront, d’une soupe et de tartines.

L’après-midi s’écoule lentement et le nez collé à la fenêtre, je compte les flocons. Je réalise que je vais vivre un quotidien à milles lieues du mien. Le premier commerce est à 45 minutes de route, celle-ci étant un long ruban de glace recouvert de neige qui serpente à travers les montagnes. J’ai peur que les heures hivernales soient aussi longues que les journées d’été dans ce pays. Ici, il n’y a rien que ce blanc, omniprésent pendant 6 mois, Baldur, qui lit le journal, et les moutons. Il est 17 heures, la nuit va tomber et il est d’ailleurs l’heure de retourner les nourrir, suivant la même procédure que le matin. Puis ce sont eux qui vont nous nourrir, car ils seront l’objet de nombre de nos diners au cours du séjour.

Au fil des jours, nous serons mis à contribution pour nous occuper de la maison, refaire les stocks de foin ou sortir le fumier, en plus de nourrir les moutons. Autant de travaux physiques qu’on n’imagine pas Baldur faire tout seul, si fier qu’il soit sur son tracteur à chaines. Lorsqu’un soir je discute avec Anna, elle me confie ses inquiétudes. « Bientôt il sera opéré et ne pourra plus rien faire. Moi je voudrais reprendre la ferme, et je connais mes moutons par leur prénom, je ne veux pas qu’il les vende. Mais je ne suis pas prête. » Anna a déjà suivi une formation d’éleveuse, et elle prend aujourd’hui des cours de coiffure. « Parce que les gens auront toujours besoin de se faire coiffer, et que ce sera un bon complément de revenu. Notre exploitation n’est pas très grande et il serait difficile de vivre seulement de ce qu’elle rapporte. » La jeune femme a aussi une passion : les chevaux. Après sa formation, elle aimerait en commencer une autre, pour être habilitée à donner de cours d’équitation. Mais cette dernière est plus loin encore de la ferme, et elle ne pourra pas faire l’aller-retour tous les jours. « C’est pour ça que j’ai besoin de gens comme vous, qui viennent en séjour en Islande, et qui s’occupent de la ferme en mon absence, jusqu’à ce que je puisse la reprendre. J’y tiens. Ce sera une vie simple, au calme avec les animaux, c’est ce que j’aime. » Pour accueillir ces futurs travailleurs, la famille est d’ailleurs en train de rénover les combles de leur vieille maison, pour les aménager en chambres.

Dès qu’elle a un peu de temps libre, notre amie nous emmène visiter les environs. Les majestueuses cascades de Goðafoss nous offrent le spectacle de leurs eaux bleues déferlant entre les rochers couverts de neige. Nous nous promenons sur les trottoirs verglacés d’Akureyri, cité installée au bord du plus long fjord d’Islande. Nous faisons aussi le tour du lac Mývatn. Cette étendue d’eau figée par le froid est au centre de quantités de curiosités géologiques, comme si la terre avait voulu faire ici la démonstration de ce qu’elle était capable de faire. Le volcan Hverfjall surplombe les lieux, tout en transparence, couvert de sillons de neige dans le ciel blanc. Autour de lui s’étendent des champs de lave à perte de vue et des formations rocheuses torturées. Des pseudocratères au sud du lac aux mares bouillonnantes plus au nord, nous allons de surprise en surprise. Le soir nous nous baignerons dans des sources chaudes, nageant dans une eau à 37 °C, la tête sous la neige. Profitant de toutes ces merveilles, je comprends l’attachement d’Anna à sa région et pourquoi il est si important pour elle de pouvoir imaginer son avenir ici.

Anna nous emmène aussi à l’écurie où elle travaille, rencontrer ses chers chevaux islandais, aux allures particulières, et je me réjouis de faire une balade avec elle au milieu des montagnes que le ciel, enfin dégagé, nous laisse admirer. Les nuages ont emporté la douceur avec eux (toute relative, il faisait jusqu’alors entre 5 et – 5 °C) et la température chute. Il fait – 17 °C lorsque les étoiles commencent à illuminer le ciel et avec elles, une immense aurore boréale. Tout au-dessus de la ferme, des lumières allant du jaune au vert dansent au rythme d’une musique imaginaire, peut-être celle de nos adieux à cet endroit, puisque c’est ce soir que nous reprenons la route. Entre les au-revoir émus, les remerciements sincères et les franches accolades, nos yeux restent hypnotisés par ce ciel magnifique, comme un cadeau de départ que semble nous offrir Eyjardaslá.